Temoignage, papa m'a dit...
EDITO - Papa se fait du souci pour moi. Il a peur que je ne réussisse pas dans la vie. Il a la fâcheuse habitude de toujours me comparer à mes voisins. Encore samedi dernier, il a recommencé: "Tu as vu cette maison", il m'a dit en me montrant une gigantesque villa dans le lotissement voisin. "Et la tienne en comparaison?" "Oui Papa", je lui ai répondu, "tu as raison, la
mienne, elle ne paie pas de mine, mais elle est solide, elle résiste au
vent, j'arrive à la chauffer l'hiver avec un effort financier encore
maîtrisable, et surtout, ...", et là, je deviens particulièrement catégorique, « je
ne risque pas de la perdre parce que je n'arrive plus à rembourser le
crédit. Le voisin, par contre, j'ai entendu quelques rumeurs, qu'il a
un taux d'intérêt variable et un crédit sur presque la totalité de la
valeur actuelle de la maison. Imagine que les prix de l'immobilier
baissent un peu, ce qui n'est pas impossible, vu la montée des prix ces
dernières années qui n'ont plus aucune relation avec l'augmentation des
salaires... » "Mais tu dis n'importe quoi", il m'a coupé court, "le prix de l'immobilier ne baisse jamais." J’ai
hésité si je devais lui dire que j'ai entendu parler des maisons dans
ce lotissement justement qui étaient depuis des mois sur le marché et
ne se vendaient pas et que cela ne présageait rien de bon pour les prix
en général. Mais avant que je ne me sois décidé, il était reparti à
l'attaque. "Et sa voiture", a-t-il rajouté, "une belle grosse voiture avec un moteur puissant et presque flambant neuve." Alors je lui ai dit: "Mais
tu sais combien elle consomme? Avec le prix du carburant actuellement?
Je me demande combien de temps il peut encore se payer de faire le plein." "Mais il gagne bien sa vie, lui. Je l'ai croisé il y a quelque temps, et il m'a parlé de l'augmentation qu'il a eue." "Oui", je dis, "peut-être qu'il
a eu une augmentation, mais elle sera bouffée notamment par ses frais
de transport qui augmentent. Il ne restera pas grand’ chose de son
augmentation à la fin du mois. Et les prix de consommation chez lui
augmentent en général. A mon avis, son pouvoir d'achat est en train de
baisser plus fort que chez nous ici. "Ce n’est pas comparable", j'ai essayé de le convaincre. "Je
l'ai toujours payée plus cher. Donc j'ai acheté une voiture qui
consomme moins. Et je paie peut-être 20 pour cent plus cher. Lui, il
paie carrément le double depuis un an. Et il habite beaucoup plus loin
de son lieu de travail - comme l'essence ne coûtait presque rien; au
moins jusqu'à récemment." "Et son bateau", mon père ne lâche pas de prise. "Toi, tu ne pourrais jamais te payer un tel bateau." "Mais je n'en ai pas besoin", j'ai grommelé. "Et
bien sûr je pourrais me payer un tel bateau, si ma banque acceptait de
me faire un nouveau crédit sur ma maison parce que le prix de
l'immobilier a augmenté ces dernières années." Alors là, pour une fois, je l'ai eu - il reste bouche bée. "Mais qu'est-ce que tu racontes?", il me demande après que sa surprise se soit dissipée, "sa
banque lui a fait un crédit sur la hausse du prix de l'immobilier? Une
augmentation de son patrimoine purement fictive tant qu'il n'a pas
vendu? C'est légal, ça?" "Chez eux, oui", je lui ai confirmé. "Et
c'est une pratique assez répandue. Comment crois-tu qu'ils ont eu un
tel niveau de consommation après le krach de la bulle de la nouvelle
économie." Et là, pour la première fois, j'ai eu
l'impression qu'il commençait à réfléchir. Alors j'ai battu le fer tant
qu'il était chaud. Alors maintenant, papa est devenu carrément pensif. "Comme chez nous aussi, l'immobilier a flambé." "C'est juste", j'ai admis.
"Parce que chez nous, on les imite toujours. Parce que tout le monde
nous dit toujours qu'ils sont plus forts que nous, et que si nous
voulons les rattraper, is faut les copier. Chez nous aussi, l'argent a
été trop bon marché. 'Pour doper la croissance', comme ils disent. Mais
dans l'économie, c'est comme dans le sport: le dopage, on le paie plus
tard." "Et leur taux de chômage?" m'a demandé mon père. "C'est aussi bidon que leur richesse?" "En
partie certainement. Sais-tu qu'en Floride, il y a un agent immobilier
pour 54 habitants? A mon avis, c'est du record mondial. Et qu'un emploi
sur trois de ces dernières années a été créé dans la bâtiment? Je veux
dire dans ce qu'ils appellent le bâtiment. De la menuiserie quoi." "Mais si je te comprends bien, tu me dis que leur marché immobilier est en train de se casser la gueule. Donc le chômage..." "Bien sûr", j'ai dit, "il augmentera. Et considérablement." "Et leurs dettes? Comment feront-ils pour les payer?" "Bonne
question. La faillite pour beaucoup de monde. Et personne ne leur fera
plus de crédit. Cela sera la déroute économique totale." Après, mon père ne disait plus grand’ chose. Quand il s'est levé, j'ai eu droit à la surprise de ma vie. Car il m'a dit: "Fiston, finalement je crois tu ne t’en sors pas trop mal. Heureusement que tu ne m'as pas écouté." Et il est parti. Finalement
je me suis rendu compte: mon papa, il est encore capable de réfléchir,
d'observer, de s'informer, de voir derrière les apparences. Il n'est
pas encore aussi gâteux que nos chefs d'entreprises, nos grands médias,
nos experts financiers, nos politiques qui nous martèlent depuis tant
d'années que l'Amérique est le moteur de la croissance mondiale, qu'ils
ont une économie florissante etcetera... et qui, même aujourd'hui, face
à une réalité visible pour tous ceux qui sont capables de voir,
continuent à nous raconter des salades sur les modèles à suivre. Qu’il
faudrait devenir comme des Américains pour la consommation et comme des
Chinois pour la rémunération. Mais il y a encore de l'espoir. Il
faudrait simplement que l'on se débarrasse de nos élites usées et qu’on
laisse la place au bon sens. Harald Greib |