Le grand craquement, dans la chute de l’Amérique
Le grand craquement, dans la chute de l’Amérique Par John Gray |
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Le 10 octobre 2008 |
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La
crise financière mondiale verra les Etats-Unis vaciller, de la même
manière qu’a vacillé l’Union soviétique lors de la chute du Mur de
Berlin. L’ère de la domination américaine est derrière nous. Nos
yeux sont peut-être bien, effectivement rivés sur l’effondrement des
marchés, mais l’insurrection que nous sommes en train de connaître est
bien davantage qu’une simple crise financière, quelle qu’en soit la
magnitude. Ce à quoi nous sommes en train d’assister, c’est à un
véritable tsunami géopolitique, dans lequel l’équilibre des pouvoirs
mondial est en train d’être irrévocablement modifié. L’ère de la
domination planétaire américaine, remontant à la Seconde guerre
mondiale, est terminée. Vous
pouvez le voir à la manière dont l’empire de l’Amérique lui a échappé
dans sa propre arrière-cour, le président vénézuélien Hugo Chavez
défiant et ridiculisant la superpuissance américaine en totale
impunité. Et encore, le recul de la position américaine au niveau
planétaire est encore plus frappant. Avec la nationalisation de parties
cruciales du système financier, la doxa américaine ultralibérale s’est
autodétruite, tandis que des pays qui étaient partisans et pratiquaient
le contrôle généralisé des marchés ont été vengés. Lors d’un changement
aussi radical et profond de par ses implications que l’effondrement de
l’Union soviétique, c’est tout un modèle de gouvernance et économique
qui vient ainsi de s’effondrer. Continûment,
depuis la fin de la Guerre froide, les administrations américaines
successives ont chapitré les autres pays au sujet de la nécessité qu’il
y a à avoir des finances solides. L’Indonésie, la Thaïlande ,
l’Argentine et plusieurs pays africains ont souffert de sévères coupes
claires dans leurs dépenses budgétaires et une profonde récession, pour
prix de l’aide qu’ils recevaient du Fonds Monétaire International, qui
n’a jamais fait autre chose que d’imposer l’orthodoxie américaine. En
particulier, la Chine , a été bassinée sans relâche au sujet de la
soi-disant « faiblesse » de son système bancaire. Mais le succès de la
Chine a toujours été fondé sur son mépris incommensurable et constant
pour l’avis que peuvent bien donner les Occidentaux, et actuellement,
ce ne sont pas les banques chinoises qui boivent la tasse ! Combien
symbolique, cette journée d’hier, où des astronautes chinois se sont
payé une petite promenade dans l’espace, tandis que le Secrétaire au
Trésor des Etats-Unis avait dû mettre genou à terre. En
dépit de son bassinage incessant auprès d’autres pays afin de leur
imposer sa propre façon de faire des affaires, l’Amérique a toujours eu
une politique économique pour son usage propre, et une autre politique
économique, qu’elle impose au reste du monde. Tout au long des années
durant lesquelles les Etats-Unis punissaient les pays qui eussent
oublié la prudence fiscale, ils empruntaient sur une échelle absolument
colossale afin de financer leurs réductions d’impôts et de payer leurs
engagements militaires exagérément étendus. Aujourd’hui, les finances
fédérales dépendant de manière critique de la continuité de colossaux
afflux de capital étranger, il s’avérera que ce sont les pays qui ont
rejeté le modèle américain qui définiront le type de capitalisme qui
déterminera et donnera forme à l’avenir économique de l’Amérique. La
question de savoir quelle version du rachat des institutions
financières américaines bricolé par le Secrétaire au Trésor Hank
Paulson et le secrétaire de la Réserve Fédérale Ben Bernanke sera en
fin de compte adoptée est bien moins importante que celle de savoir ce
que signifie ce rachat pour la position américaine dans le monde. La
logorrhée populiste au sujet de ces banques râpe-tout, qui est
ouvertement diffusée au Congrès, n’est qu’une manière de distraire
l’attention des parlementaires des véritables causes de la crise. La
condition pitoyable des marchés financiers américains résulte du fait
que les banques américaines opéraient dans un environnement de totale
liberté, créé par ces mêmes législateurs américains. C’est la classe
politique américaine qui, en adoptant l’idéologie dangereusement
simpliste de la déréglementation, est responsable du bordel actuel. Dans
les circonstances présentes, un renforcement sans précédent des
gouvernements est le seul moyen d’éviter une catastrophe sur les
marchés. La conséquence, toutefois, sera que l’Amérique dépendra encore
davantage des nouvelles puissances en train d’émerger dans le monde. Le
gouvernement fédéral s’efforce de ratisser des prêts encore plus
importants, dont les créditeurs pourraient à juste titre redouter
qu’ils ne leurs soient jamais remboursés. Il pourrait fort bien se
laisser tenter par l’idée d’augmenter encore ces dettes, afin de
provoquer une flambée d’inflation qui causerait des pertes énormes aux
investisseurs étrangers. Dans de telles circonstances, les
gouvernements des pays qui achètent d’importantes quantités de bons du
Trésor américains, comme, par exemple, la Chine , les pays du Golfe et
la Russie seraient-ils disposés à continuer de soutenir le rôle que
joue le dollar, en tant que devise de réserve du monde entier ? Ou bien
ces pays y verront-ils une opportunité de faire pencher l’équilibre des
pouvoirs économiques encore plus à leur avantage ? Quoi qu’il en soit,
les rênes permettant de contrôler les événements ne sont plus,
désormais, entre les mains américaines. Très
souvent, le sort des empires est scellé par une interaction entre la
guerre et la dette. Ce fut le cas de l’Empire britannique, dont les
finances se détériorèrent à partir de la Première guerre mondiale, et
ce fut aussi le cas de l’Union soviétique. Sa défaite en Afghanistan et
le fardeau économique que représenta pour elle sa volonté de tenter de
répondre au programme de la Guerre des Etoiles de Reagan, techniquement
bidon, mais politiquement d’une redoutable efficacité, furent des
facteurs déterminants dans l’engrenage qui conduisit à l’effondrement
soviétique. En dépit de son exceptionnalisme tenace, l’Amérique
n’échappe pas à la règle. La guerre en Irak et la bulle du crédit ont
mortellement sapé la primauté économique américaine. Les Etats-Unis
vont continuer à être la plus forte économie mondiale, encore quelque
temps, mais ce seront les nouvelles puissances en cours d’émergence
qui, une fois la crise terminée, achèteront tout ce qui sera resté
intact au milieu des décombres du système financier de l’Amérique. Il
a été énormément question, au cours des dernières semaines, d’un
Armageddon économique imminent. De fait, ce à quoi nous assistons est
très loin d’être la fin du capitalisme. L’agitation frénétique actuelle
à Washington marque uniquement la fin d’un type unique de capitalisme –
cette variété de capitalisme particulière et hautement instable qui
existe en Amérique depuis deux décennies. Cette expérience de
laissez-faire économique a implosé. Tandis que l’impact de
l’effondrement se fera sentir partout ailleurs, les économies de marché
qui auront résisté à la dérégulation ‘à la sauce américaine’
résisteront davantage à la tempête. La Grande-Bretagne , qui s’est muée
elle-même en un ‘hedge fund’ [un fonds d’investissement ultra-risqué,
ndt] gigantesque, mais d’une sorte qui est incapable de profiter d’un
retournement, sera selon toute vraisemblance salement frappée. L’ironie
de l’ère post-guerre froide, c’est le fait que l’effondrement du
communisme ait été suivi par l’ascension d’une autre idéologie
utopiste. En Amérique et en Grande-Bretagne, ainsi, quoique dans une
moindre mesure, que dans d’autres pays occidentaux, un certain type de
fondamentalisme du marché est devenu la philosophie directrice.
L’effondrement de la puissance américaine en cours est l’issue
prévisible. Comme l’effondrement soviétique, il aura d’énormes
répercussions géopolitiques. Une économie affaiblie ne peut soutenir
les engagements militaires exagérément dispersés et étendus de
l’Amérique. Le repliement et le retrait sont inévitables, et il est peu
vraisemblable qu’ils s’effectueront graduellement ou en bon ordre. Des
collapsus de l’ampleur de celui auquel nous assistons actuellement ne
sont pas des événements à rythme lent. Ils se produisent inopinément,
de manière chaotique, et produisent des effets collatéraux diffusant
très rapidement. Prenons l’Irak. Le succès de l’insurrection, qui a été
obtenu en graissant la patte aux sunnites, tout en fermant les yeux sur
une épuration ethnique en cours, a produit les conditions d’une paix
relative dans certaines régions du pays. Combien cette situation
perdurera-t-elle, étant donné que le niveau actuel de dépenses de
l’Amérique pour cette guerre ne saurait en aucun cas être maintenu ? Un
retrait américain de l’Irak, aujourd’hui, ferait de l’Iran le vainqueur
régional. Comment l’Arabie saoudite réagirait-elle ? Une intervention
armée visant à retarder l’acquisition de l’arme nucléaire par l’Iran en
deviendrait-elle davantage, ou moins probable ? Les dirigeants chinois
sont restés, jusqu’ici, silencieux, durant toute cette crise aux
multiples rebondissements. La faiblesse de l’Amérique les
encouragera-t-elle à affirmer la puissance de la Chine , ou bien est-ce
que la Chine va poursuivre sa politique prudente d’ « ascension
pacifique » ? Actuellement, on ne peut répondre à aucune de ces
questions avec quelque certitude. Ce qui est évident, c’est que le
pouvoir échappe aux Etats-Unis, de manière accélérée. La Géorgie nous a
permis de voir la Russie en train de modifier la carte géopolitique du
monde, tandis que l’Amérique se contentait de regarder, impuissante. En-dehors
des Etats-Unis, la plupart des gens ont intégré depuis longtemps l’idée
que le développement de nouvelles économies, qui découlent de la
mondialisation, finira par saper la position centrale de l’Amérique
dans le monde. Ils imaginaient que cela représenterait un changement
dans le standing comparatif de l’Amérique, qui se produirait, de
manière incrémentale, durant plusieurs décennies, voire plusieurs
générations. Aujourd’hui, cela semble bien ne plus être qu’une vue de
l’esprit totalement irréaliste. Ayant
créé les conditions qui ont produit la plus importante bulle économique
de toute l’Histoire, les dirigeants libéraux de l’Amérique semblent
totalement incapables de piger la magnitude des dangers auxquels leur
pays est confronté aujourd’hui. Enlisés dans leurs guerres culturelles
pleines de rancœur et se chamaillant entre eux, ils semblent avoir
oublié le fait que le leadership mondial de l’Amérique ne cesse de leur
échapper très rapidement. Un nouveau monde est en train d’émerger,
presque sans crier gare, dans lequel l’Amérique ne sera qu’une grande
puissance parmi quelques autres, où elle sera confrontée à un futur
incertain, qu’elle n’est absolument plus en mesure de façonner. Article original en anglais, A shattering moment in America's fall from power, The Observer, 28 septembre 2008. Traduction: Marcel Charbonnier. |
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