Conseils pour anticiper les prochaines étapes de la crise
Au moment où la crise sort de sa phase d’impact pour entrer en phase de
décantation, et où les premières conséquences commencent à exploser
dans de nombreux secteurs et régions, LEAP/E2020 a choisi pour ce GEAB
N°30 d’avoir recours à un système de questions/réponses pour aider ses
lecteurs à évaluer au mieux les prochaines étapes de la crise. 2009
constituera la première année du processus de réorganisation du système
global hérité de 1945, 1971 et 1989. Il faut donc s’attendre à de
considérables bouleversements et transformations à côté desquels ceux
de 2008 ressembleront à une simple répétition. Nous avons donc regroupé
les questions de nos lecteurs et d’un nombre croissant de journalistes
du monde entier, pour tenter de rendre aussi conviviales que possible
ces explications.
1. Cette crise est-elle différente des crises ayant précédemment affecté le capitalisme?
LEAP/E2020 : Lorsque, le 15 février 2006, nous avons forgé l’expression
“crise systémique globale” dans le deuxième numéro de GEAB, nous avons
défini ce concept comme une rupture générale de la gouvernance mondiale
telle que nous l’avons connue ces dernières décennies (essentiellement
depuis la 2° guerre mondiale). En effet, depuis 1945 – et plus
particulièrement depuis 1989, le pilier de l’ “ordre mondial” est
constitué par les Etats-Unis, se fondant sur un mélange de suprématie
militaire et financière. Ce leadership est relayé par un certain nombre
de pays Alliés, appartenant pour la plupart à l’OTAN (le Royaume Uni en
particulier) plus le Japon. C’est cet « ordre mondial » qui s’effondre
avec la crise systémique globale, pour être progressivement remplacé
par une nouvelle architecture de gouvernance globale, impliquant
plusieurs nouveaux acteurs et imposant une refonte complète de tous les
outils de la gestion mondiale. Entre autres choses, comme nous l’avons
anticipé depuis 2006, ceci signifie la fin du système financier
organisé de manière pyramidale – Wall Street au sommet de la pyramide
secondé par la City. Sur le front monétaire, la situation se résume à
l’effondrement du “Mur Dollar », pour établir un parallèle avec celui
du Mur de Berlin qui marqua en 1989 la fin de l’autre puissance
dominante du monde de l’après 2° guerre mondiale, à savoir l’URSS.
D’après nous, la crise actuelle n’a rien à voir avec la
fin du capitalisme ni même avec une quelconque crise du capitalisme.
Elle a en revanche tout à voir avec la fin d’une ère politique marquée
par la domination mondiale d’un seul pays, les Etats-Unis ; et
jalonnée, depuis les années 1970 et Bretton Woods II, par une série
d’aberrations et d’excès dans les domaines financiers et monétaires,
dûe au fait que les Etats-Unis sont de moins en moins capables
d’assumer leur rôle de pilier du monde. Atlas est épuisé et le monde
qu’il porte se décompose.
La nature systémique de la crise permet d’éclairer un
point important: la crise est en train d’affecter les bases mêmes de
l’organisation globale existante dans les domaines de la finance, de la
monnaie, de l’économie et de la politique ; elle vient de problèmes
anciens qui n’ont pas été résolu en temps utile (comme expliqué
ci-dessus) ; par conséquent, aucune solution de court-terme, par plus
que « plus de mesures du même genre » ne sont en mesure d’enrayer le
développement de la crise.
Une tendance cependant semble émerger nettement de la
phase d’impact de la crise : l’équilibre entre intérêts publics et
privés évolue durablement vers un modèle européen ou asiatique, avec
notamment un retour des autorités publiques/étatiques, pas seulement en
matière de régulation mais aussi dans le domaine des services publics.
La privatisation des services publics, la gestion privée des biens
collectifs et des services, sont en passe de devenir des idées aussi
obsolètes que le contrôle collectif des moyens de production l’est
devenu depuis la chute du Rideau de Fer. Le discours dominant des
élites éduquées à l’ “Occidendale » ces deux dernières décennies
appartient déjà au passé. 2008 a fourni les premiers signes de cette
tendance, 2009 clouera leur cercueil intellectuel.
Evolution de la base monétaire des Etats-Unis et indication des crises majeures corrélées (1910 – 2008) - Source : Federal Reserve Bank of Saint Louis / Mish's Global Economic Trends Analysis
2. Cette crise est-elle différente de la crise des années 1930 ?
LEAP/E2020 : Comme le suggère la réponse précédente, les racines de la
crise sont fondamentalement différentes de celles de la crise des
années 1930. En 2007, nous avons intitulé la crise en gestation la
“Très Grande Dépression américaine” pour insister sur le fait qu’il
s’agissait d’une crise des Etats-Unis et de leur position dans le
monde. En utilisant le mot « dépression » au lieu de « récession »,
nous voulions indiquer qu’il s’agirait d’une crise socio-politique
autant que financière et économique. Et en ajouter l’adverbe « très »,
nous soulignions que cette crise serait de bien plus grande ampleur que
la « Grande Dépression ». On compte en effet trois grandes différences
entre les contextes respectifs de la crise des années 30 et de celle
qui nous occupe :
Premièrement, le monde d’aujourd’hui est beaucoup plus
intégré que dans les années 1930 ; par conséquent, cette crise-ci est
réellement la première crise vraiment globale. Celle des années 1930
était en fait essentiellement limitée aux Etats-Unis et à l’Europe.
Deuxièmement, nos sociétés dépendent beaucoup plus de la
sphère financière qu’il y a 80 ans. Le crédit (en particulier le crédit
à la consommation) est la clé de la croissance de nos PNB depuis
plusieurs décennies, et donc l’impact de la débâcle financière
affectera plus profondément et plus durablement nos sociétés qu’il y a
70 ans.
Troisièmement, les Etats-Unis – qui sont l’épicentre de la
crise globale actuelle – étaient une puissance ascendante dans les
années 1930 alors qu’ils sont maintenant une puissance en déclin.
L’impact de la crise va donc renforcer les tendances négatives qui
affectent aujourd’hui les Etats-Unis alors que, dans les années 1930,
l’impact de la crise s’est trouvé considérablement amorti par les
tendances positives qui affectaient par ailleurs les Etats-Unis.
En résumé, depuis près de trois ans maintenant, LEAP/E2020
n’a cessé de répéter que la crise serait plus forte et plus longue que
dans les années 1930, en particulier pour les Etats-Unis qui en sont
l’épicentre mais aussi pour tous les pays fortement liés aux sphères
économiques et stratégiques des Etats-Unis. La déroute financière et
économique du Royaume-Uni, symbolisée par l’effondrement de la Livre
Sterling, illustre parfaitement cette analyse.
3. La crise est-elle aussi grave en Europe et en Asie qu’aux Etats-Unis ?
LEAP/E2020 : La différence principale se situe entre, d’une part, les
Etats-Unis (et tous les pays directement liés comme le Royaume Uni, le
Canada, le Mexique, Israël…) et, d’autre part, la zone Euro et le cœur
de la puissance économique asiatique (Chine, Japon, Corée du sud).
Les Etats membres de l’UE hors de la zone Euro seront
frappés plus durement que ceux de la zone Euro, comme nous l’avons déjà
expliqué dans plusieurs GEAB. Et ceux d’entre eux qui dépendent le plus
du système économique et financier des Etats-Unis (comme le
Royaume-Uni, ou la Suisse pour ce qui est du domaine financier), seront
au moins aussi affectés que les Etats-Unis, voire davantage. Au sein de
la zone Euro, nous assisterons à une récession « normale » ou plus
probablement à une stagnation ou stagflation d’ampleur réduite, avec
une croissance comprise entre -1 et +1% jusqu’en 2011 ; alors qu’en ce
qui concerne les Etats-Unis, on parle de dépression de longue durée
(environ une décennie, d’après les analyses développées dans le GEAB
N°23), avec une croissance négative de -2% en moyenne pour les 2/3
prochaines années, impliquant troubles sociaux, perte d’influence
globale, etc… Le Royaume Uni suivra un schéma identique.
Pour faire simple : au sein de la zone Euro, en moyenne et
contrairement aux Etats-Unis (et au Royaume Uni), nous ne prévoyons pas
de désindustrialisation sur une décennie, de bulle immobilière
démesurée, d’effondrement des principales institutions financières, de
renflouage général de nombreuses grandes entreprises dans différents
secteurs (banques, assurances, usines…), de situation déficitaire à
tous les niveaux (collectivités locales, état, ménages, commerce,
paiements…), etc… Les conséquences de la crise pour la zone Euro sont
de “nature gérable” même par des responsables de qualité médiocre comme
c’est le cas actuellement (bien entendu, ce serait mieux de bénéficier
d’un excellent leadership) ; tandis qu’aux Etats-Unis et au Royaume
Uni, à moins que des politiques de dimension historique n’émergent au
cours des 6 prochains mois, la crise est condamnée à suivre une
trajectoire tragique.
En Asie, ou plus précisément au cœur du triangle de
puissance Chine-Japon-Corée du sud, la situation est intermédiaire
entre les Etats-Unis et la zone Euro. En 2009, cette région
enregistrera certainement un important ralentissement, comparable à une
forte récession compte tenu des besoins en matière de croissance (même
si les chiffres de croissance restent positifs, ils ne seront pas assez
importants pour répondre aux besoins de la région en matière d’emploi
par exemple). LEAP/E2020 tend à considérer ces trois pays comme une
entité commune ; nous anticipons en effet qu’en 2009/2010, en raison de
la crise, ils vont devoir se rapprocher considérablement les uns des
autres s’ils veulent stimuler leur propre sauvetage. Après un choc
puissant en 2009, ils devront agir rapidement dans le sens d’une
croissance régio-centrique. Ce processus se passera bien sûr aux
dépends des liens qui relient actuellement chacun d’entre eux aux
Etats-Unis.
Evolution de la répartition en matière d’émission d’obligations d’état en Europe (en euros) 09/2008 (à gauche) vs moyenne 09/2007-08/2008 (à droite) -Source : Banque centrale Européenne
4. Les mesures entreprises actuellement par les Etats du monde entier sont-elles suffisantes pour juguler la crise ?
LEAP/E2020 : Lorsque les Etats prennent des mesures pour empêcher leurs
principales banques de faire faillite en y injectant des financements
publics et en exigeant d’être représentés au sein de leur conseil
d’administration, nous pensons que ce sont de bonnes mesures d’urgence.
Mais lorsque, au contraire, ils se mettent à acheter des actifs pourris
et/ou qu’ils n’exigent pas de siéger aux conseils d’administration
(alors que des financements publics ont été injectés), nous estimons
que ce sont des mesures insuffisantes. Le rachat d’actifs pourris ne
fait que repousser en direction de l’Etat (et in fine du contribuable)
le coût de la sortie de crise, sans apporter la moindre stimulation à
l’économie. Cela consiste simplement à sauver ceux qui ont commis des
erreurs sur le dos des contribuables.
Ne pas entrer au conseil d’administration des banques et
décider ainsi donc de ne pas avoir d’influence sur les décisions de ces
banques, rend d’autant plus probable que dans quelques mois, parce que
ces mêmes banques n’auront pas remis en route les crédits qu’ils ont
promis, elles devront être entièrement nationalisées. Comme nous
l’avons expliqué dans une autre partie de ce numéro du GEAB, nous
pensons que les principales banques sont face à un risque de complète
nationalisation d’ici le printemps si elles ne sont plus en mesure de
remplir leur rôle de prêteur.
En Europe, les gouvernements sont en train de s’approprier
la part du lion en matière d’émission d’obligations d’état, comme le
montre le tableau ci-dessus. A un certain point, ces gouvernements
décideront d’aller plus loin et de se substituer aux banques qui ne
réagissent pas rapidement.
D’après LEAP/E2020, pour limiter de manière significative
les conséquences et la durée de la crise, il existe trois priorités à
aborder au cours des 2/3 prochains mois dans cet ordre précis :
. préparer les systèmes sociaux à une énorme vague de
chômage en 2009/2010 afin qu’ils soient en mesure de faire face à une
augmentation du nombre de chômeurs et de la durée des périodes de
chômage
. empêcher la faillite des collectivités locales et /ou
une réduction importante de leurs investissements/services/salaires
. lancer des plans d’investissement en infrastructures
pour, dans un an, avoir créé de nombreux emplois en ayant adapté nos
infrastructures au monde de demain.
Evolution de la répartition en matière d’émission d’obligations d’état en Europe (en euros) 09/2008 (à gauche) vs moyenne 09/2007-08/2008 (à droite) -Source : Banque centrale Européenne
En complément de notre réponse concernant l’impact comparatif de la crise sur les Etats-Unis, l’Europe et l’Asie, nous souhaitons ici souligner que la présence de systèmes sociaux développés en Europe constitue un énorme atout par rapport aux continents qui ne disposent pas de tels systèmes. En 2009 en effet, les autres continents seront confrontés au dilemme suivant : devoir créer quasiment ex-nihilo des systèmes de protection sociale (indemnités de chômage et couverture santé, pour l’essentiel) ou bien se retrouver confronté à des troubles sociaux de grande échelle.
Mercredi 08 Avril 2009